Entretien avec Miles Hyman
© Gabriel Omnès
Miles Hyman est un artiste à part. Non seulement parce que quiconque croise son oeuvre en tombe immédiatement amoureux, mais aussi et surtout parce qu’il dépeint, mieux que personne, les parts d’ombres et de lumières des États-Unis d’Amérique. America, paru en 2024 chez Locus Solus, est une belle entrée en matière pour découvrir les captivantes illustrations de l’Amérique de ce dessinateur, affichiste, peintre et illustrateur français d’origine américaine né dans le Vermont en 1962.
Petit-fils de Shirley Jackson, romancière américaine, et de Stanley Edgar Hyman, professeur, journaliste et critique littéraire, Miles Hyman grandit à New York, étudie dans le Massachusetts, à Aix-en-Provence, dans le Connecticut, et enfin à l’École nationale supérieure des Beaux-Arts de Paris. Faisant de la France son port d’attache, il vit et travaille aujourd’hui en région parisienne mais développe depuis le début de sa carrière des relations des deux côtés de l’Atlantique, travaillant pour le magazine Lire, Gallimard, Actes Sud, Futuropolis, Libération, GQ, L’Obs, XXI, Le Monde, Louis Vuitton, The New Yorker Magazine, The New York Times, Chronicle Books…
Connu internationalement pour avoir adapté en BD de grands classiques de la littérature américaine comme Le Dahlia noir de James Ellroy ou La Loterie de Shirley Jackson, des romans plus classiques comme La Vie secrète des écrivains de Guillaume Musso, illustré des couvertures de livres comme récemment Le Revenant d'Albanie de Jean Christophe Ruffin, Miles Hyman est exposé partout dans le monde, et récemment au festival America de Vincennes, à la galerie Vue sur Mer à Dinard ou encore à New York à la galerie Philippe Labaune, entre autres…
Son style se manifeste grâce aux chatoyantes couleurs choisies, au jeu entre l’ombre et la lumière, à la précision dans le dessin des paysages, des atmosphères, des silhouettes, souvent féminines, teintées d'une ambiance très cinématographique, influencée par le polar des années 40-50. Les oeuvres sont parfois réalistes et contemplatives, parfois insolites et intrigantes… mais elles racontent toutes une histoire, que l’observateur a la chance de pouvoir imaginer presque malgré lui, tellement l’oeuvre est inspirante. Reconnaissable au premier coup d'oeil, son style est unique, et son univers d’une richesse infinie.
Miles Hyman sera en Bretagne début juin, dans le cadre tout d’abord d’une exposition qui lui sera consacrée à Rennes à l’Institut franco-américain du 3 au 20 juin, puis entre le 7 et le 9 juin au festival Étonnants Voyageurs à Saint-Malo pour lequel il réalise les affiches depuis trois ans.
Au coeur de son actualité (toujours) bien chargée, Miles Hyman a accepté de nous rencontrer.
Monark - Le Mag
Bonjour Miles Hyman, c'est un tel plaisir de vous parler aujourd'hui ! Nous avons beaucoup lu au sujet de votre oeuvre après avoir découvert votre travail lors de l'exposition qui vous a été consacrée au festival America à Vincennes à l'automne dernier. Depuis des années, les gens analysent votre style, vos couleurs, les représentations que vous faites de l'Amérique… Aimez-vous la manière dont vos créations sont reçues et perçues ? Les interprétations sont parfois peut-être totalement différentes de votre intention de départ ? Comment vous positionnez-vous par rapport à ces perceptions et plus généralement, à la célébrité ?
Miles Hyman
La célébrité est toujours un concept compliqué parce que cela peut être lié à un événement ou à un livre mais en fait, le travail que l'on fait à l'atelier, seul face à la toile ou au papier, est toujours le même. Je ne pense pas avoir radicalement changé ma façon d'imaginer les images ou de les créer, si ce n'est peut-être une progression lente vers la peinture, alors que mes premières années étaient vraiment liées au dessin. Accéder à un public plus large vient avec des possibilités. Je dirais que c'est peut-être ça, l'intérêt principal : cela ouvre des options qu'on n'avait pas auparavant. Le but pour moi n'a jamais été d'être célèbre, c'était au contraire de continuer cette exploration lancée dans mes premières années de travail, où j'étais encore au Beaux-Arts et que je commençais à m'intéresser à la bande dessinée. Je voyais qu'il y avait un chemin très intéressant où tout ce que j'avais appris en littérature, tout ce que j'admirais en cinéma ou en arts plastiques, pouvait en fait se rassembler, qu'il y avait une confluence de ces intérêts qui pouvaient me diriger vers quelque chose d'intéressant. Le but est toujours de faire des rencontres, d'accéder à des publics qui sont avertis d'images et de ce mariage de textes et d'images qui me passionne. Je suis ravi de voir que les images plaisent mais comme vous avez dit, l'alchimie la plus intéressante et stimulante dans le travail qu'on fait c'est que les images, une fois réalisées et exposées ou publiées dans un livre, nous échappent. C'est la beauté de cette collaboration avec le public : je crée des images, et le public s'en empare créant quelque part ses propres histoires, imaginant des choses que peut-être je n'avais même pas en tête en les créant. Ce phénomène-là me ravit à chaque fois. Je suis toujours content dans un entretien ou lors d'un vernissage quand quelqu'un vient me raconter une histoire qui est vraie et propre, inspirée ou déclenchée par une de mes créations. C'est le plus bel hommage qu'on puisse faire à une œuvre d'art. L'image permet à quelqu'un de faire un voyage intérieur.
Monark - Le Mag
Vous travaillez depuis trois ans avec le festival Étonnants Voyageurs de Saint-Malo pour lequel vous avez réalisé un magnifique triptyque d'affiches. Pourquoi choisir de représenter uniquement des femmes tout au long de ce beau partenariat avec le festival ? Est-ce en quelque sorte un choix féministe avec tout ce que cela représente, ou bien plutôt le fruit d'une volonté purement esthétique ?
Miles Hyman
Je dessine et je peins très souvent mon épouse. Il y a déjà une sorte d'inspiration naturelle qui vient du fait que je passe beaucoup de temps avec une femme. Mais cela pose également une réflexion plus riche, plus stimulante, puisque le personnage, le point d'entrée dans l'image étant une femme, cela ouvre peut-être davantage la fibre émotionnelle, plus riche et plus mystérieuse pour moi que si c'était un homme. En tout cas, ce n'est pas du tout un choix décoratif. Au contraire, je cherche à imaginer des présences riches, complexes, avec parfois un contexte - comme dans la série Crash pour citer un autre exemple de présence féminine - qui n'est pas facilement déchiffrable. Pour moi, la présence féminine ouvre plus de possibilités et rajoute un élément plus complexe, je trouve que cela fonctionne mieux au niveau pictural. Certains se raccrochent à cet élément potentiellement décoratif mais ce n'est pas cela. En cela, je suis tenté de dire qu'il y a effectivement une démarche féministe, mais pas militante ni politique. J'ai été élevé par ma mère, mon père étant très absent, j'ai grandi dans un univers très féminin, avec principalement des femmes qui étaient mes mentors, des modèles. Non seulement au niveau artistique, mais personnel. Je pense donc là aussi qu'il y a une résonance très personnelle qui fait que cela me semble tout naturel d'avoir un regard féminin sur le monde. Je pense que c'est quelque chose qui, au moins, enrichit l'expérience picturale.
Monark - Le Mag
Le fil rouge entre les trois affiches du festival Étonnants Voyageurs, c'est cette ligne d'horizon, soulignée en 2023 par le cadre de la fenêtre du train ou du bateau, en 2024, par le pont du bateau sur lequel se trouve la lectrice et enfin en 2025, par la base haute des chutes d'Iguazú (puisque la thématique de cette année est le Brésil). Il n'y a plus moyen de transport. La lectrice est arrivée à bon port ? Ce voyage prend-il donc fin ici au Brésil ? Les lectrices des années précédentes étaient captivées par leur lecture tandis que celle de 2025 décroche le regard, regarde ailleurs. Est-ce une façon de dire au revoir au festival ?
Miles Hyman
Lorsque la directrice artistique du festival m'a contacté en 2022, c'était en effet pour créer trois affiches, car le but était de commander trois affiches à des artistes successifs. Je l'ai donc perçu comme tel, un vrai triptyque : il y a des univers différents mais aussi un fil conducteur. Il y a la lecture, la couleur, mais certains éléments mécaniques également qui sont par exemple la ligne d'horizon, ou une certaine façon de composer l'image. Il y a également des choses que je ne tiens pas à ce que le public voit tout de suite : cela doit être à chaque fois une image qui puisse se décliner de façon différente selon si c'est une affiche verticale ou horizontale. Il y a en ce sens pas mal de contraintes - si vous voyiez les esquisses, il y a une sorte de matrice, de template qui est posé dessus, qui fait qu'elle doit fonctionner sur plein de formats différents - mais une fois que j'ai réglé ces problèmes-là, je me tourne vers les questions plus artistiques, ce qu'on cherche à évoquer auprès du public. Et là vous avez très justement ciblé cette progression de la lecture où on est observateur d'une scène où on ne joue aucun rôle, si ce n'est que d'être stimulé par le paysage, par les couleurs. Et puis en effet, à la fin du triptyque, comme s'il y avait une progression naturelle, comme si c'était trois chapitres d'un livre, il y a ce regard qui se pose sur nous, une invitation peut-être à rentrer dans ce paysage coloré, mais aussi de nous inclure dans cette expérience de lecture. Il y aussi dans cette troisième et dernière affiche le souhait d'évoquer un lieu précis, quelque chose de plus spécifique géographiquement, plus "géolocalisable" - jusque là j'avais carte blanche. Je suis donc très content puisqu'effectivement, on a l'impression d'arriver à un aboutissement, à une sorte de conclusion de la série et celle-ci nous invite à participer activement. Rien ne me ferait plus plaisir que de savoir qu'un jeune écrivain ou une jeune écrivaine soit invitée à créer lors de ces rencontres et c'est un peu ça, la beauté de ce festival : dire à toutes et à tous que la lecture est aussi un acte de création et qu'on n'est pas passif, on est actif quand on lit. Il ne faut pas penser en terme de consommation lorsqu'on parle de littérature, il faut vraiment parler en termes d'aventure, de rencontre, de découverte.
Monark - Le Mag
C'est merveilleux !
Nous allons passer maintenant à vos adaptations d'œuvres littéraires. Quelles sont celles que vous rêveriez d'adapter ?
Miles Hyman
Il y en a beaucoup… C'est une recherche qui me plaît beaucoup parce que cela me permet de lire et de découvrir des auteurs, mais il y en a aussi que je connais et sur lesquels je souhaiterais travailler. Il y a tout d'abord la suite des adaptations des nouvelles de ma grand-mère Shirley Jackson qui me plairait beaucoup, puisque c'est non seulement un projet artistique et littéraire, mais aussi personnel. C'est dans ce sens-là que j'aimerais évoluer : vers des choses qui me touchent personnellement, qui évoquent des univers et des situations me permettant de puiser dans un imaginaire personnel, plutôt que de choisir un livre simplement parce qu'il se vend bien ou parce qu'il a un large public déjà acquis. Je pense que l'un des buts de ce genre de projet c'est de découvrir les choses, mais aussi de faire découvrir les choses aux autres.
Il y a également pas mal de projets autour de scénarios originaux, avec Jean-Luc Fromental avec qui j'ai déjà fait deux livres (Le Coup de Prague et Une Romance anglaise - ndlr).
Et puis finalement, des invitations, des envies de créer une histoire à moi tout seul, qui serait peut-être une étape que je n'ai pas vraiment franchie, mais qui me stimule énormément.
Entre ces trois pôles, il y aura forcément des projets mais pour le moment, je suis pris dans une suite de travaux liés à la peinture. Vous avez évoqué tout à l'heure l'exposition qui vient de se terminer à New York à la galerie Philippe Labaune, et j'en prépare justement une autre, dans un musée de beaux-arts dans le sud des États-Unis, dans l'Alabama, à Huntsville, qui sera une rétrospective, mais où il y aura aussi pas mal de nouvelles peintures. Cette exposition sera inaugurée le 30 octobre et durera jusqu'au printemps. La peinture occupe donc une place de plus en plus importante, ce qui n'exclut pas du tout des projets éditoriaux mais pour l'instant, j'ai un peu le temps pour réfléchir et pour mettre au point le livre suivant !
Monark - Le Mag
Nous allons suivre tout cela de très près ! Dans un monde où l'intelligence artificielle prend une importance de plus en plus grande, comment voyez-vous l'évolution du roman graphique ? L'IA va-t-elle, à votre avis, impacter, influencer les créateurs ? Comment vous positionnez-vous par rapport à ça ? Est-ce que cela vous fait peur ou au contraire, y voyez-vous quelque chose dont on peut bénéficier en tant que créateur ?
Miles Hyman
C'est une polémique très vive actuellement, avec des positions très affirmées de part et d'autre. Personnellement, je suis plutôt du côté humaniste. Évidemment, je suis très attaché à la création faite main, au rôle joué par les individus, les femmes et hommes artistes qui créent et qui imaginent les choses, qui se servent de cet outil magnifique pour exprimer quelque chose de personnel et donc d'humain, une démarche que certes l'IA imite très bien - et je dis "imite" parce qu'a priori tout ce qui est créé par l'IA est basé quelque part sur la création faite par les êtres humains. Dans les « large language models », c'est le principe même. Mais effectivement, on voit des choses plastiquement intéressantes, je ne peux pas dire le contraire. C'est fascinant de voir certaines images créées par un ordinateur. On peut admirer la prouesse technique, enfin, non, je ne sais même pas le mot, puisqu'il n’y en a pas, le "trucage" derrière, mais je sais qu'il y a des gens, notamment dans le monde de la bande dessinée, qui affirment, et peut-être avec raison, que c'est un outil comme les autres, que cela permet de brûler certaines étapes tout en se concentrant sur le rôle joué par l'humain dans le processus qui est donc peut-être libéré d'une partie plus chronophage de la création graphique. C'est juste que cela ne correspond pas du tout à mon expérience personnelle. Sans vouloir condamner ou trancher pour un point de vue ou un autre, je reste quand même attaché au rôle joué par les créatrices et les créateurs en chair et en os, avec toutes les imperfections et toutes les surprises qui viennent de ce processus. C'est peut-être cela qui, je pense, manquerait le plus si notre profession devait être dominée par les technologies et l'intelligence artificielle. Je trouve cela finalement juste triste que l'on perde cet élément d'humanité qui se dit si riche et si précieux. Mais on n'arrête pas le progrès… il y a quelque chose d'instoppable dans cette démarche… J'imagine donc que l'on aime ou pas, il va falloir apprendre à vivre avec, comme dans beaucoup de métiers… mais je reste fermement attaché au principe de de la création avec technique traditionnelle.
Monark - Le Mag
Une question plus personnelle maintenant, sous forme de petit arrêt sur image dans certaines de vos oeuvres : de quoi nous parlent ces personnages en plein saut périlleux, la tête à l'envers, en train de plonger ou carrément dans le vide ? Qu’est ce que cela nous raconte ?
Miles Hyman
J'aime représenter cette idée de flottement, d'apesanteur, de pouvoir échapper à la force gravitationnelle qui nous lie à la Terre, si ce n'est que l'espace d'un instant. C'est ce moment précis que j'essaie de saisir. Je suis très attaché à l'idée que les images que je crée sont un instant dans une séquence, qu'il y a un avant, et un après. Et donc on sait très bien, en voyant ces gens qui semblent flotter en l'air, que c'est une illusion. Il y aura avant, le moment où ils quittent la Terre, et après, le moment où ils reviennent sur Terre. Pour cet instant là, nous sommes devant le moment où les possibilités sont infinies, où on a la possibilité de briser les limites et de faire quelque chose qui n'est pas naturel… cela me fascine !
Monark - Le Mag
J'adore ! Ce sont en effet celles qui me donnent le plus envie d'imaginer la suite. Je suis personnellement très amoureuse des windmill towers, ces éoliennes en acier que l'on retrouve souvent lorsqu'on voyage aux États-Unis. J'ai essayé d'en chercher dans vos illustrations mais je n'en ai pas trouvé. Est-ce que vous en avez représenté ? Je trouve ça tellement pictural… ce serait tellement beau, une éolienne si emblématique des grands espaces américains dessinée par Miles Hyman ;-) !
Miles Hyman
Je pense en avoir dessiné une ou deux fois. Le danger avec cela, c'est que c'est un élément très ou trop facilement identifiable. Il y a des éléments qui communiquent tout de suite le lieu, le contexte. Je ne dis pas qu'il s'agit de clichés, mais c'est des choses qui sont tellement facilement identifiables que si on s'en sert mal, ça peut passer pour un cliché. J'essaie surtout de travailler avec un vocabulaire d'images américaines qui nous plongent tout de suite dans l'endroit, mais mon but est d'amener un élément inattendu. Si on a un beau paysage avec une voiture ancienne et un personnage, la voiture est accidentée. C'est cette petite chose qui n'est pas à sa place et qui oblige la personne qui est en train de regarder la scène, à s'interroger… J'essaie d'apporter un narratif qui n'est pas forcément présent. Et quand le narratif est déjà tout fourni, ça invite à une sorte de paresse intellectuelle.
Monark - Le Mag
J'ai lu que vous avez fait une brève carrière de baryton dans l'Orchestre de Paris. Est-ce qu'il est possible qu'un jour vous arrêtiez de dessiner et que vous passiez à autre chose, une autre passion, un autre talent ?
Miles Hyman
Never say never! Mais je me vois mal me passer de la créations d'images… cela fait tellement partie de mon organisme maintenant que j'ai du mal à envisager ma vie sans cela. Mais vous voyez, la musique continue à m'accompagner par exemple… Je ne chante plus, mais j'écoute beaucoup de musique en créant, j'ai l'impression que l'élément musical fait presque partie du processus créatif. C'est intéressant que vous en parliez parce que j'y réfléchissais l'autre jour… J'ai énormément appris en faisant de la musique avec le chœur de l'Orchestre de Paris - toujours sous les baguettes des plus grands, Daniel Barenboim, Rostropovitch - sur la création d'une œuvre d'art. Lorsque je me suis tourné vers la bande dessinée, j'ai réalisé que ce sont des œuvres presque symphoniques, tellement il faut maîtriser d'éléments pour arriver au bout de l'exercice. Il y a beaucoup de techniques et d'astuces dans la création musicale qui nourrissent la technique et les méthodes de création artistique en général, et qui m'ont beaucoup servi dans la création de bandes dessinées ou dans la peinture. L’idée que je puisse découvrir une nouvelle passion et faire autre chose… pourquoi pas ! J'aime bien l'idée de suivre le courant de la rivière, d'arriver vers des lieux inattendus et inconnus. Et d'ailleurs, c'est un peu la raison pour laquelle quand quelqu'un me propose un projet qui me fait sortir un peu de ma zone de confort, je saute sur l'occasion parce que je suis toujours avide de découvrir, d'apprendre, d'essayer des nouvelles choses. J'avais un peu mis de côté la peinture pendant un moment mais un galeriste m'a proposé de participer à un salon d'art avec des peintures en 2012 ou 2013. J'ai sauté sur l'occasion et cela m'a permis de reprendre cette technique que j'avais un peu abandonnée… et maintenant, je ne fais quasiment que ça ! Donc, on ne sait pas de quoi la vie est faite et vers quoi les nouvelles expériences, les nouvelles collaborations, les nouvelles rencontres vont nous amener. Je pense que c'est important : il ne faut jamais rester figé dans ce qu'on connaît.
Monark - Le Mag
Notre thématique fondamentale chez Monark - Le Mag est de construire des ponts entre la France et les États-Unis, j'aimerais donc aborder cette question de double culture qui fait partie de qui vous êtes. On parle souvent de vous comme du plus français des artistes américains, mais j'ai envie de vous demander à vous, si vous vous sentez plutôt français ou américain. Quelle est votre "langue" de travail ? En quelle langue réfléchissez-vous ?
Miles Hyman
J'adore ces questions. Celle qu'on me pose le plus souvent, c'est "dans quelle langue rêvez-vous ?" Je n'ai jamais réussi à y répondre, peut-être parce que je rêve en images, je ne sais pas, mais je dirais que j'ai presque le sentiment d'être arrivé à un point d'équilibre entre les deux cultures. Je puise dans l'une ou dans l'autre pour créer mes images. Et il y a vraiment un vécu dans les deux cultures, dans les deux lieux, avec des idées qui viennent des deux, de la France et des États-Unis. Il y a un effet cumulatif, non pas sélectif, dans mon esprit. C'est un enrichissement magnifique. Ce que j'aime beaucoup dans le fait d'être un expatrié, puisque je pense que quelque part je le suis encore, c'est d'être toujours surpris et stimulé par ce qu'on découvre ici. Je suis continuellement dans un état d'éveil, de curiosité permanente, puisque chaque jour j'apprends des choses sur la culture de ce pays magnifique, la France, pour lequel j'ai vraiment beaucoup d'admiration. Vivre ici pour quelqu'un qui a acquis la nationalité française relativement tard - j'avais 40 ans - fait que je suis en permanence surpris et stimulé. Ce qui n'empêche pas de revenir sur mon propre pays, d'avoir une autre stimulation qui est celle de voir comment les choses ont changé. Peut-être pas une nostalgie, mais une sorte de mécanique de contraste permanent entre ce qui est, et ce qui était. J'évite le mot “nostalgie” parce que cela implique que c'était mieux avant, ce que je ne pense pas, mais en voyant cette évolution entre les États-Unis que j'ai connus dans ma jeunesse et le pays qui existe maintenant il y a une sorte de relief qui rentre en jeu et qui est propice à la création d'images. Je puise dans cette richesse d'imagerie qui m'a formé, qui m'a mis sur cette voie quand j'étais petit et qui a continué à me nourrir tout le long de ma carrière. Il y a un dialogue permanent entre ces deux univers et cela me donne une richesse, une plénitude d'imagerie personnelle. Souvent, les images oubliées reviennent à des moments inattendus. Je suis très attentif à cela. C'est quelque chose de très agréable d'être en équilibre entre ces deux mondes si riches et de pouvoir dialoguer avec les deux. Parfois, j'ai le plaisir d'amener des images inspirées de ma vie française aux États-Unis et vice versa. À Huntsville, il y aura justement des images parisiennes et pour moi, c'est une occasion de parler de mon aventure ailleurs, à un moment où il y a beaucoup d'incompréhension dans l'esprit américain sur ce qui est ailleurs ; cette richesse intérieure entre les deux cultures est passionnante… cela éveille tellement de réflexions !
Sans aller vers un discours politique, il y a une tendance à s'enfermer sur sa culture, à dire que les traditions avec lesquelles on a grandi sont les seules qui valent et que les autres sont suspectes. Je pense qu'il faut lutter de toutes ses forces contre ceci et qui de mieux que ceux, comme vous ou moi, qui avons vécu dans plusieurs endroits qui ont cette possibilité de voir les choses objectivement. Je pense qu'on joue un rôle important. Il faut continuer à ouvrir les esprits et les frontières !
Monark - Le Mag
Vous dites dans une de vos interviews "mes visites new-yorkaises créent parfois une étincelle d'inspiration". Dans America, dans sa magnifique préface précédant vos oeuvres, François Busnel parle du fait qu'il est "séduit par la vitalité créatrice des grands espaces américains", que les Etats-Unis sont un pays qui permet, comme par magie, de repartir de zéro, de créer sans limite et de faire des choses que l’on n'aurait même pas imaginées possibles et qui d'un coup, deviennent simples, réalisables… Vous dites aussi “il est plus facile de travailler avec les USA depuis la France que l'inverse.” Si vous viviez aux États-Unis, resteriez-vous fasciné par votre pays d'origine ?
Miles Hyman
L'éloignement, que ce soit dans ma situation actuelle, en France, où je réfléchis sur les États-Unis, ou bien les huit ans pendant lesquels j'habitais à Los Angeles où j'avais une réflexion sur la France, permet presque un processus de, je vais inventer un mot, "emperlification" : ce processus magique où les huîtres transforment les grains de sable en perles, où on peut progressivement fournir une narration ou une enveloppe imaginaire à ce qu'on a connu. Parfois, l'éloignement permet une recherche sur la réalité et c'est là où la narration, la littérature, le cinéma rentrent en jeu parce qu'on commence, qu'on en soit conscient ou pas, à créer des histoires autour de ce qu'on a vécu. Pour moi, l'intérêt d'avoir cette distance entre le sujet de notre inspiration et la création qui est enclenchée, c'est qu'il peut y avoir énormément de "soi" qui entre en jeu. On parle non seulement d'un lieu ou d'une expérience précise, mais plus généralement de l'expérience d'être dans un endroit ou de faire des rencontres ou de vivre un événement inattendu. Je préfère dire qu'au lieu d'être un réaliste, je suis plutôt symboliste dans le sens où tout en représentant une certaine forme de réalité, ce qui compte vraiment dans les images pour moi c'est tout ce qu'on apporte, tout ce qui vient de l'imaginaire, tout ce qui vient nourrir la scène de notre imaginaire. Tout le côté irrationnel et magique de notre pensée créative. C'est ça qui est intéressant, même si on peut effectivement identifier un lieu qui existe, le pont Neuf, l'Empire State Building, Times Square, effectivement on les reconnaît dans certaines images, mais lorsque l'on plonge un peu plus dans l'image rien n'est à sa place, tout a été repensé, réfléchi, réinventé. Et selon moi, ce processus-là est stimulé par l'éloignement. On ne parle pas de son quotidien mais de quelque chose qui est plus fermement ancré dans son architecture interne.
Monark - Le Mag
Est-ce qu'artistiquement, être un créateur en France est différent d'être un créateur aux États-Unis ? Quelles sont les différences notables entre les deux pays en matière de création artistique ?
Miles Hyman
Cette liberté de se réinventer aux États-Unis, je trouve en effet cela très vrai. En France par contre, en tant que créateur, on a sans doute une autre considération, une place qui est peut-être plus affirmée. Dans le discours culturel, je pense qu'être artiste en France donne des possibilités, est plus considéré, plus respecté qu'aux États-Unis où on a peut-être d'autres formes d'expressions qui prévalent. C'est vrai que quand je suis rentré en France en 2002, j'ai tout de suite été frappé par les horizons qui s'ouvraient au niveau de la création. Les possibilités étaient beaucoup plus riches, beaucoup plus intéressantes, il y avait énormément de choses à faire et de projets très intéressants, très stimulants. J’ai donc été très rassuré dans mes choix. J'étais parti aux États-Unis pour découvrir une autre facette de la profession que j'avais déjà commencé à faire en France dans les années 80 et 90. En revenant, j'avais la possibilité de pouvoir vraiment construire sur ces acquis mais en allant dans une direction plus personnelle, où je pouvais m'affirmer davantage en tant que créateur, auteur, artiste individuel qui avait des choses à dire, des choses à faire, qui touchait non seulement à la technique que j'avais apprise. Et cela fait maintenant 23 ans que je continue à bâtir sur ces possibilités et de tester les limites de ce qu'on peut faire. Dans l'esprit collectif, la place de l'art et de l'artiste est très respectée, on a des possibilités que l'on n'a pas ailleurs.
Monark - Le Mag
Que pensez-vous de la situation actuelle aux Etats-Unis d'un point de vue politique et social ? Quel impact cela pourrait-il avoir sur les arts ?
Miles Hyman
J’ai évidemment beaucoup d'émotions et suis préoccupé par ce qui se passe politiquement et culturellement. C'est un moment de basculement, on ne peut pas le voir autrement, qu'on soit pour ou contre. J'ai grandi dans le Vermont, qui est peut-être l'État le plus démocrate de tout le pays. J'ai mon vécu, ce qui m'a formé, ce sont ces idées-là : des idées d'ouverture, de liberté, d'inclusion. J'ai du mal à voir mon pays revenir sur ces principes qui, pour moi, sont vraiment aux racines de sa fondation. Et en même temps, comme je l'ai dit tout à l'heure, je vais exposer bientôt dans l'Alabama, qui est sans doute l'inverse de l'Amérique que j'ai connue. Moi qui suis un “bicoastal” entre la Nouvelle-Angleterre et la Californie, je vais découvrir un aspect des États-Unis que je ne connais pas et pourtant, j'y vais avec beaucoup d'enthousiasme, une envie de faire des rencontres et de découvrir ces Américains qui, comme moi, ont une expérience américaine, mais qui sont juste différents. Je pense que ce qui est important, c'est d'ouvrir le dialogue à chaque fois qu'il est possible de le faire, sans s'enfermer dans ses idées, dans ses principes et dans ses peurs, et parfois même dans ses haines. Cela va à l'encontre, je pense, de ce qui m'a toujours semblé être l'esprit américain. J'y vais donc dans cet esprit-là, en créant des images qui sont des images d'ouverture et non pas des images de jugement. Je suis très optimiste, malgré la peur qu'on peut avoir en voyant la une du journal tous les matins, la tristesse, la consternation, le colère parfois… je ne la nie pas. Je pense néanmoins que c'est important de rester optimiste à long terme. Comme vous savez, les Américains que je connais n'épousent pas certaines idées du président actuel. Je pense qu'il y a une très forte volonté de continuer à affirmer les valeurs américaines, humaines, qui sont tellement importantes.
Monark - Le Mag
Merci beaucoup pour cette réponse. Si nos lecteurs ont envie de vous rencontrer, où peut-on vous trouver début juin ?
Miles Hyman
Avec plaisir ! Je serai là les trois jours sur le magnifique festival Étonnants Voyageurs à Saint-Malo du 7 au 9 juin, mais juste avant, le jeudi 5, je serai à l'inauguration de l'exposition "America" à l'Institut Franco-américain de Rennes, principalement composée d'impressions numériques de très grande qualité, faites par la galerie Christian Collin, avec quelques dessins originaux. Je la recommande vivement ;-) !
Monark - Le Mag
Merci encore Miles Hyman !
Miles Hyman
Merci à vous et à très bientôt !