Entretien avec Lucy Kerr

Lucy Kerr est une artiste et réalisatrice américaine dont la pratique croise le cinéma, la performance et l’installation. Native de Houston (Texas), elle a d’abord été danseuse, profondément ancrée dans le mouvement et la corporalité, avant de réorienter son approche vers le médium filmique à la suite de blessures. Diplômée de CalArts (Californie), où elle poursuit encore les performances dans l’espace public et les expérimentations vidéo, elle a réalisé en 2024 un premier long métrage, Family Portrait, qui mêle fiction et performance. Sa carrière s’est accélérée grâce à son film court Crashing Waves, remarqué au festival FID Marseille.

Pour l’édition 2025 de L’art dans les chapelles, manifestation estivale unique qui se déroule depuis 1992 dans le Pays de Pontivy et la vallée du Blavet en Bretagne et qui invite chaque année une douzaine d’artistes, français et internationaux, à investir des chapelles historiques, souvent des XVI–XVIè siècles, Lucy est la seule artiste américaine sélectionnée. Elle investit la chapelle Saint‑Adrien à Saint‑Barthélemy (Morbihan) avec une installation vidéo immersive intitulée Sensible Ecstasy. Inspirée par ses souvenirs d’enfance dans les parcs d’attractions américains et par des références iconographiques et spirituelles - mystiques médiévales, saints, cinéma muet - l’œuvre juxtapose trois portraits filmés au ralenti sur des montagnes russes. Dans cet espace historique, elle offre une œuvre à la fois immersive, sensorielle, poétique et surprenante, qui invite à une expérience contemplative, presque sacrée, entre gravité, légèreté et élévation.

Lucy Kerr nous parle ici de son parcours, de ses liens entre performance et cinéma, et des enjeux de sa création immersive dans ce lieu chargé d’histoire. Interview réalisée en anglais et traduit pour l’occasion.

Monark - Le Mag
Bonjour Lucy ! Quel plaisir de te rencontrer avant ta venue en Bretagne ! Peux tu nous parler de ton parcours ?

Lucy Kerr
Je viens du Texas - je suis née à Houston, une ville très vivante, immense, très diversifiée, avec une scène artistique incroyable. C’est aussi une ville un peu contradictoire, car beaucoup de financements historiques pour l’art proviennent de l’industrie pétrolière. J’ai grandi avec la pratique de la danse, dans un studio un peu délabré mais très authentique, situé dans le quartier des musées. Ensuite, je me suis tournée vers le ballet, que j’ai pratiqué de manière très intensive. J’ai intégré un lycée artistique au Michigan, où je dansais six heures par jour, tout en suivant des cours académiques en sciences humaines, comme l’histoire ou la philosophie - des matières que j’aimais beaucoup. Pouvoir combiner les deux à cet âge-là, c’était une chance.
Je suis rentrée ensuite au Texas pour faire mes études. Je continuais à danser, mais j’ai eu deux blessures assez graves vers 20 ans, qui m’ont obligée à repenser mon avenir dans la danse. J’ai à ce moment aussi décidé d’écrire mon mémoire sur la question du handicap dans la danse, en étudiant des compagnies intégrant des danseurs valides et non valides - certains en fauteuil roulant ou avec des béquilles, d’autres sans handicap. Cela m’a ouvert les yeux sur d’autres manières de penser le mouvement et la présence du corps dans l’espace. Ces blessures ont donc été difficiles, mais elles m’ont permis de découvrir de nouvelles formes de création, plus inclusives, et de réorienter ma pratique.
Après mes études, j’ai déménagé à New York, où j’ai exploré la danse expérimentale, notamment le Butō, une forme japonaise de danse d’avant-garde. On recevait des enseignants du Japon, et on créait des performances influencées par cette esthétique. C’est aussi à cette époque que je me suis intéressée au cinéma, en fréquentant les micro-cinémas et les salles d’art et d’essai. En grandissant au Texas, je ne connaissais que les blockbusters, ce fut donc une véritable révélation. J’ai découvert le cinéma d’essai, la vidéo d’artiste, le cinéma indépendant - cela a été un choc esthétique.
J’ai alors intégré le programme de cinéma au California Institute of the Arts (ou CalArts), tout en continuant à performer, notamment dans des galeries ou des espaces publics. Mon film de fin d’études portait sur les cascadeurs - donc encore sur la performance, mais dans un autre cadre.
J’ai obtenu mon diplôme en 2020, en pleine pandémie. Ce n’était pas une période facile : pas de projection finale, pas de vraie cérémonie… Mais j’ai quand même pu réaliser mon film. Ce contexte m’a aussi poussée à me concentrer davantage sur le cinéma, puisque les performances en direct étaient quasiment impossibles.
C’est avec mon premier long métrage, Family Portrait, que j’ai trouvé une manière d’unir fiction et performance.
Aujourd’hui, je travaille principalement dans le domaine du cinéma de fiction, mais je continue à développer des installations vidéo et des formes performatives, comme celle que je présente dans la chapelle Saint‑Adrien à Saint‑Barthélemy.

Monark - Le Mag
Si je ne me trompe pas, ton lien avec la France au niveau artistique est antérieur à cette participation à L’art dans les chapelles, n’est ce pas ?

Lucy Kerr
Tout à fait. Mon lien avec la France a commencé grâce au Festival international de cinéma de Marseille - FID Marseille - où mon tout premier film, Crashing Waves, a été sélectionné en 2021. C’était la première fois que je montrais mon travail dans un cadre aussi professionnel, et ce fut un moment très important pour moi. Je n’avais aucun contact au festival à l’époque - ils avaient juste vu le film et décidé de le programmer… c’est ce qui a rendu cette reconnaissance si précieuse !
L’année suivante, je suis revenue à Marseille pour participer au FIDLab, où j’ai rencontré beaucoup de gens formidables, dont Fabienne Moris, qui dirige le programme. C’est là que j’ai commencé à tisser des liens avec la scène artistique française. J’ai ensuite présenté Family Portrait à Paris à deux reprises, dont une fois en ma présence, dans le cadre d’une discussion avec l’actrice Agathe Bonitzer sur nos parcours liés à la danse et au jeu. C’est après tout cela qu’Éric Suchère, directeur artistique de L’Art dans les chapelles, m’a contactée pour participer à la manifestation estivale, après avoir vu mon film à Marseille. Et c’est ainsi que l’aventure est née.

Monark - Le Mag
Tu es la seule artiste américaine sélectionnée cette année dans le programme de L’art dans les chapelles. Peux-tu nous en dire plus sur ton installation présentée dans la chapelle Saint-Adrien à Saint-Barthélémy ?

Lucy Kerr
Oui, je suis très honorée ! Le lieu est très inspirant. C’est une chapelle incroyable. Elle est un peu sombre, ce qui convient bien à une installation vidéo. Il y a une fresque magnifique sur le lambris peint de la voûte au-dessus du chœur qui représente deux grandes scènes du martyre de Saint-Adrien. C’est une représentation très viscérale, violente du martyre. Mais en même temps, la chapelle a quelque chose de ludique, presque étrange. Il y a plein de petits objets, de créatures, d’animaux et de statues un peu monstrueuses dissimulés dans les poutres.
J’ai récemment visité les Cloisters à New York - un musée construit comme un château médiéval, où chaque salle est conçue pour représenter des chapelles de différentes époques, du début du Moyen Âge jusqu’à la période gothique. J’y ai appris qu’au Moyen Âge, on croyait vraiment à l’existence de toutes sortes de bêtes fantastiques. Elles étaient représentées dans l’art, et on pensait que le monde était enchanté. Cette idée m’a beaucoup inspirée. J’avais déjà créé une œuvre inspirée des représentations de saintes médiévales, Sensible Ecstasy, et j’ai senti qu’elle résonnait avec l’esprit du lieu. Sensible Ecstasy est une oeuvre vidéo, dont le titre s’inspire du livre d’Amy Hollywood, professeure de théologie et chercheuse à Harvard. Elle y explore les récits de femmes mystiques du Moyen Âge. Ce qui m’a particulièrement marqué, c’est la manière dont Amy Hollywood montre que nombre de ces femmes ne savaient pas écrire en latin, et que leurs textes avaient donc été traduits par des érudits masculins. En les traduisant, ces hommes ont souvent accentué la violence et la sexualité du propos - amplifiant le spectacle du lien entre le corps féminin et le divin. Ils y ont projeté leurs propres fantasmes de mort et de martyre. Elle fait aussi un parallèle avec le cinéma, où le corps féminin est souvent objet de spectacle. Cela m’a beaucoup marquée.

Monark - Le Mag
Peux-tu nous décrire ton oeuvre ? Que voient les visiteurs dans la chapelle ?

Lucy Kerr
Il s’agit de trois portraits vidéo de femmes – dont moi – sur des montagnes russes, filmées au ralenti. Notre expression est neutre, mais le mouvement du manège façonne nos visages. Cela crée des images proches de l’extase, dans un contexte très américain : les fameux parcs d’attraction. L’installation comporte trois écrans, montés sur les murs latéraux de la chapelle. Il y a aussi un banc pour s’immerger dans la pièce. Le son est discret, mais profond, conçu pour résonner dans le corps du spectateur.
L’idée derrière la performance sur les montagnes russes était de garder une expression très neutre - aucune réaction - et de laisser simplement les forces de gravité, montantes et descendantes, déplacer le visage. On nous avait aussi demandé de lever les yeux vers le ciel et d’imaginer que l’on s’ouvrait à lui ou qu’on s’y dissolvait, comme le décrivaient les mystiques - cette idée d’être “hors de soi”. Les images finales ressemblent beaucoup à des portraits extatiques, voire à des représentations de saintes en état de ravissement.

Monark - Le Mag
Est-ce la première fois que tu présentes une œuvre contemporaine dans une chapelle ? Quelles émotions souhaitent-tu véhiculer auprès des publics ?

Lucy Kerr
Oui, c’est une première pour moi, et présenter une oeuvre contemporaine dans un lieu chargé d’autant d’histoire est un rêve devenu réalité. Je suis fascinée par le Moyen Âge, notamment par le rôle des femmes à cette époque. Montrer un travail contemporain dans un lieu aussi chargé de symboles est très émouvant. J’aimerais que les publics se connectent à ces expériences corporelles, viscérales, à cette idée de transcendance, de désir de s’élever.

Monark - Le Mag
Y a-t-il d’autres inspirations pour cette œuvre ?

Lucy Kerr
Oui, La Passion de Jeanne d’Arc de Carl Theodor Dreyer. L’actrice, Renée Falconetti, y est filmée presque exclusivement en gros plan, et elle est dans un état constant d’extase et d’agonie. C’est une performance bouleversante, mais aussi très intense - apparemment, cela l’a vraiment éprouvée physiquement et émotionnellement. Dreyer l’aurait fait s’agenouiller sur des pierres, ou l’aurait manipulée physiquement pour obtenir cet effet - mais rien de tout cela n’est visible à l’écran. Ce que subit son corps ne se voit pas à l’image, mais cela nourrit la performance. C’est un parallèle que j’ai voulu explorer. De la même manière, dans ma pièce, les montagnes russes sont la cause invisible de cet état extatique. Cette idée de travail ou d’activation invisible a vraiment résonné en moi - et ce travail est aussi, d’une certaine façon, un hommage à la performance de Falconetti.
Je pense aussi à la manière dont, au Moyen Âge, l’Église jouait un rôle énorme dans la vie quotidienne - elle structurait tout. C’était même une forme de spectacle ou de divertissement en soi, avec des peintures de martyres et une imagerie religieuse qui marquaient les débuts de la culture visuelle. Aujourd’hui, bien sûr, nous avons les écrans, les films, TikTok - mais à l’époque, les gens avaient ces images de saints. Donc le lien entre le regard, le corps et l’extase existe toujours, simplement sous une autre forme.

Monark - Le Mag
As-tu un type d’espace de prédilection pour tes futurs projets ?

Lucy Kerr
Avant, j’aurais dit une chapelle (rires) ! Mais un espace désertique m’attirerait aussi. J’ai été très inspirée par une installation de Chantal Akerman tournée au Texas. J’aime les grands paysages ouverts. Dans son installation, à mesure que la lumière du jour diminuait, l’écran s’illuminait - la lumière naturelle s’estompait tandis que la projection devenait plus vive. Ce n’est pas que je chercherais à reproduire cela, mais cela m’inspire à penser différemment l’espace. J’ai toujours été attiré par les paysages ouverts. Je pensais autrefois que les espaces industriels étaient faits pour moi, mais peut-être que je commence à m’en lasser un peu maintenant (rires).

Monark - Le Mag
En tant qu’artiste américaine, penses-tu que ton identité nationale influence ton travail ?

Lucy Kerr
Oui, certainement. Mon premier film, Crashing Waves, parlait du métier de cascadeur à Los Angeles, très ancré en Californie et à Los Angeles. Il explorait le monde des gens à Hollywood qui se mettent en danger pour un moment d’action d’une fraction de seconde. En ce qui concerne l’oeuvre Sensible Ecstasy présentée cette année en Bretagne, cela s’inscrit dans un contexte très américain : les parcs d’attractions. Ces fameux parcs ont énormément marqué mon enfance. Nous allions à AstroWorld, à Houston, et cela m’a laissé une très forte impression…
Maintenant, je creuse un peu plus dans mes origines personnelles au Texas. Ma mère vient du désert, elle a grandi en gardant des moutons et des veaux, en participant à des rodéos - très cowgirl. Mon grand-père possédait un restaurant de barbecue. Très texan. Mon père vient de Houston, donc plutôt de la grande ville, mais leurs familles sont au Texas depuis longtemps. J’ai grandi dans cette société texane d’"old money" où les gens vont généralement dans le pétrole, la finance, ou rejoignent des fraternités et des bals de débutantes… c’est très homogène. Il y a beaucoup de pression pour se conformer, donc peu de gens de ce milieu finissent par faire de l’art à ce sujet. Moi, je pense que je me tourne lentement vers ce monde du Sud d’où je viens. Fait intéressant, Wes Anderson vient du même milieu ! Il est même allé à la même école que moi, St. John’s à Houston. Son film Rushmore y a d’ailleurs été filmé. J’étais en arrière-plan du film quand j’avais six ans - on ne me voit pas vraiment, mais j’étais là ! Donc oui, tout cela façonne mon travail.
Aussi, le financement est très différent en France, il y a davantage de financements publics. Cela prend plus de temps sans doute, mais on n’est pas sous la pression de faire quelque chose de commercial. Aux États-Unis, tout doit être divertissant, tout doit rapporter de l’argent. J’aimerais tant que nous ayons plus de soutien public pour les arts là-bas… Il y a des avantages et des inconvénients dans les deux systèmes, bien sûr. Les États-Unis ont beaucoup de ressources. J’ai eu la chance et le privilège d’avoir des opportunités - mais la concurrence est très rude.
Je pense maintenant qu’à l’avenir, j’aimerais aussi explorer des histoires ancrées en Europe. J’aimerais donc essayer quelque chose qui ne soit pas basé sur mes propres origines.

Monark - Le Mag
Merci infiniment, Lucy !

Lucy Kerr
Merci beaucoup ! J’ai hâte que mon oeuvre soit découverte par les publics de Bretagne !

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